Pourquoi lui ?

La nuit change tout. Tout ce qu’on peut reconnaître le jour devient étranger. Tout ce qu’on peut sentir et appréhender sous la lumière du soleil devient différent. La noirceur seule suffit à instaurer cette atmosphère étrange, où chaque bête, chaque arbre, chaque brin d’herbe, et même chaque pierre se transforme. Où rien n’est plus tout à fait pareil. La nuit est un royaume pour les félins. C’est là qu’ils se lèvent, qu’ils agissent, qu’ils sont vivant. Et Patte d’Argent n’échappait pas à cette règle. Il avait beau être encore très jeune, il préférait se reposer lorsque la chaleur du jour pouvait le réchauffer, et se dégourdir les pattes lorsque la nuit tombait. Bien sûr, étant donné que la plupart des guerriers sortaient du camp à cette heure-là pour faire leurs patrouilles, leurs guéguerres auxquelles le chaton ne comprenait rien, chasser, ou que sais-je encore ? Des activités d’adulte bien ennuyeuses, qui ne l’attiraient pas du tout.

Étant donné que presque tous les adultes étaient de sortie à ces heures, quel que soit leur clan, donc, il était interdit aux petits de s’éloigner, car c’était le seul endroit où ils étaient à peu près en sécurité. Ce soir là, comme tous les soirs, Patte d’Argent dut se faufiler avec toute l’ingéniosité dont il était capable pour échapper à la vigilance de ses gardiens. Et croyez moi, quand on a une toute petite taille, ça aide. Il ne se souciait absolument pas de toutes ces histoires de clan, et n’avait pas encore l’impression d’appartenir à quelque groupe que ce soit. Il n’était pas bien différent du petit chaton perdu abandonné sur la route par un destin cruel qu’il était lorsque Étoile d’Automne l’avait trouvé. Pour lui, quitter le clan malgré les dangers extérieurs n’était pas grave, et il était parfaitement libre de le faire, malgré son âge.

Et c’est qu’il allait loin, notre chaton aventurier, même avec ses toutes petites pattes. Habitué à marcher beaucoup, déjà, il ne se rendait pas tellement compte des distances qu’il parcourait. En chemin, il jouait avec tout ce qui se trouvait sur son passage, mais toujours en restant extrêmement silencieux et discret. Était-ce parce qu’il ne voulait pas troubler le silence souverain de la nuit, ou bien parce que sa dernière expérience où il avait été bruyant s’était transformée en cauchemar ? Même les papillons avaient une autre apparence, une fois le soleil couché. Ils perdaient leurs couleurs, et devenaient gris, et pelucheux. L’un d’eux mena le chaton jusqu’à une petite passe dérobée. Il l’y suivit, et déboucha sur une grande étendue d’eau. Un lac.

L’endroit était lui aussi transformé par la couverture que la nuit étendait sur toute la forêt. L’eau était sombre, et les silhouettes des arbres alentours s’y reflétaient, éclairées par la lumière du soir. Leurs longues formes se découpaient sur un ciel entre deux tons, et une petite brise ridait la surface de l’eau. Autour de lui, le silence permettait d’entendre tout ce qu’on n’entend pas en plein jour: des bêtes nocturnes qui sortent de leurs trous, qu’elles soient grandes ou bien toutes petites, pour trouver de la nourriture. Le bruissement du vent dans les feuilles. Un secret que seuls les noctambules peuvent entendre.

Bien entendu, jamais un chaton n’aurait pu traverser le lac à la nage, et Patte d’Argent le savait bien, mais.. Ce n’était pas pour cela qu’il s’était arrêté devant l’immense miroir qui reflétait le ciel dans ses moindres détails. La pénombre empêchait d’en voir les bords, et il fallait se fier aux reflets miroitants de toute part pour en définir les contours. Au centre trônait une boule blanche lumineuse, impérieuse, magnifique. Il leva un peu la tête, et constata que c’était le reflet d’une autre boule blanche, bien plus belle encore, qui volait dans le ciel. Il l’avait déjà vue, elle était là chaque nuit, mais elle changeait de forme, et il l’avait toujours trouvée aussi attirante. Il apprendrait plus tard qu’on l’appelait « Lune ».

Tout à sa contemplation, il ne vit ni n’entendit rien d’autre que ce spectacle qui l’émerveillait. Et il fut bien surpris quand..

« Qui es-tu ? »

Patte d’Argent sursauta, et fila se cacher sous une énorme feuille. Il y avait quelqu’un d’autre, avec lui, près de ce lac. Peut-être une bestiole dangereuse, aussi dangereuse que le chien qui avait dévoré sa mère. Mais non, la voix qu’il avait entendue était trop douce pour appartenir à un chien. Peut-être un chat, alors, un chat adulte appartenant à un autre clan, et qui pourrait le tuer d’un simple coup de dents, parce qu’il n’aurait rien à faire ici ? Mais la voix qu’il avait entendue était trop aiguë pour être celle d’un adulte. Il baissa sa petite tête pour que ses yeux puissent voir à qui il avait affaire. Il les ouvrit tout ronds en apercevant un autre chaton, peut-être un tout petit peu plus vieux que lui, avec une jolie robe blanche, et rousse comme celle d’Etoile d’Automne. Toujours planqué sous sa feuille, il mit un certain temps avant de se rassurer suffisamment pour se sentir un peu idiot d’avoir paniqué comme ça..

Il se glissa de nouveau sous la lumière du soir et de la lune réunies, et s’assit posément. Puis il répondit le plus naturellement du monde:

« Tu le vois bien, je suis un chaton. »

Il n’avait pas voulu être impertinent ou désagréable en faisant cette constatation évidente. Il ne savait tout simplement pas quoi répondre d’autre. C’était juste une expression de son sens de la logique. Et puis.. Il n’avait encore jamais eu l’occasion d’apprendre à se présenter.

| HRP - J'espère que ça te conviendra éwe Sinon n'hésite pas à me demander de changer ! |

« Moi c'est Petite Lumière, du Clan de la Petite Brise. »

La première chose qui vint à l’esprit de Patte d’Argent, c’est que ça faisait beaucoup de « petites ». Il ne s’était pas offusqué du rire qui avait pris l’autre chaton. Il n’avait pas bien compris pourquoi elle s’était mise à rire, mais savait pertinemment que ce n’était pas par méchanceté qu’elle l’avait fait. D’ailleurs, il n’était pas sûr de savoir ce que ça faisait que de se faire moquer de soi. Les chats et chatons qui lui adressaient la parole étaient peu nombreux, et il n’en avait pas croisé assez pour avoir le temps d’en trouver un vraiment méchant. La plupart ne lui inspiraient qu’une indifférence innocente.

Il se rapprocha de Petite Lumière, puisque c’était son nom, avec une certaine appréhension, peut-être un peu de timidité, et il entreprit de la renifler pour emmagasiner son odeur. Comme beaucoup d’autres odeurs apprises depuis sa naissance, son cerveau la répertorierait, et l’associerait désormais à cette image de pelage mi-laiteux mi-automnal, ainsi qu’au nom de « Petite Lumière ». Inconsciemment, il y associerait aussi déjà le clan de la Petite Brise. Il la vit faire de même, mais ne se douta pas que son odeur à lui n’était pas inconnue de l’autre chaton. Il ne remarqua pas le changement dans le ton de sa voix.

« Qui est Étoile d'Automne pour toi? »

Patte d’Argent releva un peu la tête, surpris qu’elle connaisse le nom de celui qui l’avait trouvé, et recueilli. Mais c’est sans méfiance, rassuré par ses rapports plutôt amicaux avec cette inconnue jusque là, qu’il répondit joyeusement.

« Tu connais mon étoile ?? »

Mon étoile. C’était ainsi que le chaton avait pris l’habitude de surnommer ce chat qu’il avait vu surgir alors qu’il était en danger de mort, et qui l’avait sauvé. Il le voyait comme cette chose étincelante qui apparaît dans le ciel lorsqu’on est perdu, pour nous guider et nous permettre de retrouver notre chemin. Cette entité magique qui garde un œil sur nous et nous protège, quoi que l’on fasse. Quand il avait appris que son nom était Étoile d’Automne, il avait trouvé cela parfaitement logique. Il ne savait pas que tous les chefs de clan prenaient ce nom.

« Il m’a trouvé alors que j’étais prisonnier dans un trou, et il m’a fait sortir. Il m’a dit de venir avec lui, et il m’a amené là où il y a plein d’autres chats. Eau Vive, il a appelé ça. »

Absolument serein face à une Petite Lumière bien remontée, il avait raconté tout cela de façon très naturelle. Et puis, comme beaucoup de chatons, il lui prit l’envie de jouer. Et comme il avait en face un partenaire de jeux à sa taille, il décida de ne pas s’en priver. Il était encore trop jeune pour vraiment attaquer, et ses jeux restaient très innocents. Mais il grimpa à moitié sur le flanc de l’autre chaton dans l’espoir de le faire tomber sans mal.

« Mon étoile m’appelle Patte d’Argent. »

Il présentait les choses comme cela, parce qu’avant de rencontrer Étoile d’Automne, il n’avait tout simplement pas de nom. Mais il avait tout de même vécu une lune entière sans en avoir, et il avait encore du mal à considérer ce nom comme naturellement le sien. Sa mère n’avait pas eu le temps de lui en donner un à sa naissance, mais il ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’il aurait été, si elle en avait eu l’occasion. Il avait ressenti le besoin de donner à Petite Lumière un nom avec lequel l’appeler, comme elle l’avait fait elle-même. Il ne savait pas trop pourquoi. Peut-être qu’il avait envie qu’elle se souvienne de lui, elle aussi ?

« Je te le laisse. »

Bien sûr que Patte d’Argent avait entendu cette petite phrase. Une phrase prononcée du bout des babines, sur un ton à peine audible, signe qu’elle coûtait un effort à celle qui l’avait prononcée. Elle l’intrigua, mais il n’osa rien dire. Le sujet de conversation semblait douloureux pour Petite Lumière, et le chaton n’avait aucune envie de retourner le couteau dans la plaie. Il n’avait aucune envie de blesser sa compagne de jeux, qui pourrait peut-être devenir une amie, un jour. Mais respectant sa peine, il n’osait pas continuer à jouer, et un silence de quelques secondes s’installa. Il aurait vite pu devenir gênant, voire angoissant. Mais il fut rompu par une voix guillerette, qui n’avait plus rien à voir avec celle qui venait de prononcer ces mots lourds de sens, bien qu’elle vienne de la même personne.

« On fait la course ? »

Aussitôt, Patte d’Argent se redressa, plein d’une nouvelle énergie.

« D’accord ! C’est au premier qui arrivera jusqu’à la grande souche, là bas ! Tu es prête ? C’est parti !! »

Et voilà que les deux chatons se mirent à courir, de toute la force de leurs petites pattes, de toute la vélocité de leur jeunesse, de toute leur envie de gagner, de tout leur plaisir de jouer, de tout leur bonheur d’être ensemble, de tout leur cœur, de toute leur âme. Patte d’Argent, qui avait passé la première lune de sa vie à se débrouiller seul dans la nature, et qui donc avait appris à courir pour échapper à ses prédateurs, était particulièrement rapide, bien plus rapide que la moyenne des chatons de son âge. Ses petites pattes avaient déjà dû tant courir, son petit cœur était déjà si entrainé à la course, s’il avait des défauts, ils n’étaient pas physiques, et certainement pas sur ce terrain précis. Aussi atteignit-il la souche juste avant son amie.

« J’ai gagné !! J’ai gagné !! »

Le chaton se mit à sauter sur place, comme un cabri miniature, tout excité par ce succès. Puis il bondit de nouveau sur Petite Lumière, et tout à sa joie, alla frotter sa petite tête contre la sienne. Un léger ronronnement s’éleva de son minuscule poitrail. Quand il fut enfin calmé, il s’assit, tout heureux.

« Tu sais, c’est la première fois que je joue avec un autre chaton. Ceux du clan de l’Eau Vive ne m’approchent pas. Je ne suis pas né parmi eux, alors ils ont un peu peur de moi. Je suppose qu’ils ne me considèrent pas vraiment comme un des leurs. Mais toi, tu n’es même pas de ce clan qui prétend être le mien, et pourtant tu joues avec moi. »

Petit à petit, l’exaltation du jeu s’estompa, et les paroles de Petite Lumière lui revinrent en tête. Et avec elles, toutes les questions qu’elles avaient d’abord soulevé. Il n’avait pas osé les poser tout de suite, mais à présent qu’il se sentait en confiance dans la compagnie de l’autre chaton, il se jeta à l’eau, au risque de faire un faux-pas.

« Dis... » commença-t-il maladroitement, « Qui est mon étoile, pour toi ? »

Il se rendit rapidement compte de son erreur, et se releva vite, comme si ça pouvait empêcher sa nouvelle amie de s’en aller pour éviter de répondre à la question. Il se mit à bafouiller.

« J-je ne te demande pas ça pour te faire du mal, j’ai bien vu que tu avais du chagrin... Parler de mon étoile te fait souffrir, ou en tout cas te rend très triste, mais j’aimerais seulement savoir pourquoi. »

Tout penaud, le chaton baissa les yeux. Elle n’était pas obligée de répondre, il le savait. Mais comment cesser de faire quelque chose quand on ignore pourquoi on ne doit pas le faire ? Il voulait seulement comprendre pourquoi il devrait à l’avenir éviter le sujet. Il voulait tout faire pour éviter de blesser davantage Petite Lumière, sa toute première compagne de jeux, et probablement sa toute première amie. Il avait bien l’intention de la garder près de lui.